Régine Hatchondo, Présidente du Centre national du livre (CNL) depuis novembre 2020 (mandat de trois ans, renouvelé en novembre 2023) nous fait l’amitié de nous accorder cet entretien afin de nous présenter le Centre national du livre, de nous parler de son action à la tête de cet
établissement public depuis sa prise de fonctions, des mesures mises en œuvre en faveur de la lecture. Elle nous fait également part de son constat concernant la lecture chez les plus jeunes, l’impact des écrans sur nos pratiques culturelles, et alerte sur les conséquences possibles de l’Intelligence artificielle sur la chaîne du livre.
Quelles sont les principales missions du Centre national du livre, établissement public du Ministère de la culture ?
Le Centre national du livre est l’établissement public du Ministère de la culture qui soutient le livre et la lecture en France. Il a pour mission d’encourager la création et la diffusion d’ouvrages de qualité à travers de nombreux dispositifs de soutien aux acteurs de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques, organisateurs de manifestations littéraires) et de favoriser le développement de la lecture, auprès de tous les publics et en particulier les plus jeunes.
En 2022 le Président de la République française a déclaré la lecture « grande cause nationale », quels dispositifs le CNL a mis en place pour y répondre ?
Le CNL poursuit les actions qu’il a initiées à l’occasion de l’année de « grande cause nationale » dédiée à la lecture, notamment les rencontres d’auteurs, avec depuis leur lancement, près de 500 résidences en milieu scolaire ou dans les colonies de vacances et 1 600 Masterclasses organisées avec le Pass culture.
Nous avons créé deux nouveaux programmes : « Mots Parleurs à l’hôpital » en partenariat avec l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (l’APHP), et le « Goncourt des détenus » (dont c’est 3e édition cette année) avec l’Académie Goncourt et l’administration pénitentiaire (40 centres pénitentiaires et 600 détenus en 2023 ont participé à ce programme).
Je veux également mentionner la mise en œuvre, par notre établissement, d’un soutien renforcé aux associations pour le développement de la lecture, et ce à travers une commission dédiée créée à la suite de la lecture « grande cause nationale », une meilleure prise en compte des enjeux de société par l’adaptation de ses dispositifs d’aide, mais aussi des manifestations nationales d’envergure.
Le CNL organise et soutient des manifestations importantes comme Les Nuits de la lecture, le festival Partir en Livre, Le Livrodrome, en quoi consistent-t-elles et quels sont les publics visés ?
Les Nuits de la lecture se tiennent en janvier, la 8ème et dernière édition a eu lieu du 18 au 21 janvier 2024 avec pour parrains la philosophe et écrivaine Claire Marin et le chorégraphe Angelin Preljocaj. Et Partir en Livre, qui s’adresse à la jeunesse, se tiendra du 19 juin eu 21 juillet 2024 et fêtera son 10ème anniversaire autour du thème Sports et Jeux (référence aux JO à Paris). Ce sont deux manifestations nationales qui ont pour but de développer le goût pour la lecture.
Ce qui est remarquable c’est que leur fréquentation a augmenté de 50 % en 3 ans, pour atteindre près de 15 000 rendez-vous littéraires organisés en 2023 par les bibliothèques, les librairies, les théâtres, les musées, les écoles, les hôpitaux, les associations…
Nous organisons aussi, depuis 3 ans, un événement symbolique, le Quart d’heure de lecture national, le 2e mardi du mois de mars, pour mobiliser l’opinion publique sur la question de la lecture et encourager toutes les organisations publiques et privées à mettre en place, en leur sein, des projets réguliers autour du livre et de la lecture. Le 12 mars dernier, à l’occasion du Quart d’heure de lecture national, j’ai eu le plaisir, au nom du CNL, de signer une charte « Lire en entreprise » avec Gilles Gateau, Directeur général de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), destinée à sensibiliser les salariés aux bienfaits de la lecture et favoriser la présence du livre dans ses centres et au siège, dans le but de faciliter le déploiement en interne d’actions dédiées : boîtes à lire, clubs de lecture, bibliothèques d’entreprises, rencontres avec un auteur, etc.
Quant au Livrodrome, c’est un « parc d’attractions littéraires » itinérant, créé par Gauthier Morax et son association Plateforme culture. Nous soutenons le Livrodrome dans le cadre de Partir en
Livre. Ce parc fait un tour de France l’été, dans une dizaine de villes, et va à la rencontre des adolescents à travers des ateliers d’écriture et d’illustration ludiques, qui décomplexent le rapport des jeunes à la lecture.
De plus en plus nous voyons au cinéma, à la télévision (avec la multiplication des canaux de diffusions qui ont besoin de contenus qualitatifs, culturels) des adaptations d’œuvres littéraires.
Ainsi par exemple la série Arsène Lupin (Maurice Leblanc) sur Netflix, le film Illusions perdues (Honoré de Balzac) sélectionné à la Mostra del Cinema di Venezia en 2021. Quel impact ont les adaptations cinématographique, audiovisuelles sur la vente des livres de leurs auteurs ?
Ces adaptations cinématographiques, audiovisuelles ont un impact positif ! C’est ce qu’ont montré les résultats de l’étude que nous avons menée en association avec la Société civile des Éditeurs de langue Française (SCELF) et le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), sur les
adaptations cinématographiques et audiovisuelles d’œuvres littéraires, étude confiée au cabinet BearingPoint l’année dernière, et que nous allons réactualiser cette année.
Cette étude révèle que 2/3 des livres ont vu leurs ventes augmenter en France après la sortie de leurs adaptations. En effet, 65% des livres ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique ou audiovisuelle ont bénéficié d’un rebond de leurs ventes en France (sur l’ouvrage papier), dans les 12 mois suivant la sortie de leur adaptation au cinéma, à la télévision ou sur une plateforme.
Et pour les auteurs, les adaptations de leur livre constituent une opportunité d’obtenir des droits non négligeables.
Le CNL a récemment publié (avril 2024) une étude réalisée avec Ipsos sur les « Jeunes et la lecture » qui met notamment en évidence leur désintérêt pour la lecture, l’importance de plus en plus grandissante des écrans dans leur vie. C’est également le constat alarmant face au numérique que dresse la chercheuse américaine Maryanne Wolf dans son ouvrage » Lecteur, reste avec nous ! » Quelles sont les mesures que vous envisagez de mettre en œuvre pour amener le jeune public à renouer avec cette pratique culturelle essentielle et qui est un élément clé de l’apprentissage de la langue ?
Nous avions déjà consacré trois études en 2016, 2018 et 2022 pour mesurer et comprendre les pratiques, les leviers et les freins en matière de lecture chez les jeunes de 7-19 ans, et nous souhaitions continuer à contribuer à une meilleure connaissance de ce public essentiel pour le secteur du livre, d’où la nouvelle étude toujours réalisée avec Ipsos que vous mentionnez, et dont les résultats ont été publiés le 9 avril 2024.
Les conclusions de cette étude, notamment sur la place respective accordée par les jeunes aux livres et aux écrans dans leur vie quotidienne sont préoccupantes car elles montrent un décrochage de la lecture, et une utilisation de plus en plus importante des écrans.
Quelques chiffres : quotidiennement les jeunes passent 10 fois plus de temps sur les écrans qu’à lire des livres et le temps consacré à la lecture est en diminution par rapport à 2022, et 1 jeune de 16 à 19 ans ne lit pas du tout dans le cadre de ses loisirs.
Compte tenu de cet enjeu majeur de société, nous allons continuer à développer nos actions qui mettent la lecture au cœur de la vie des citoyens : le livre en entreprise ; les rencontres d’auteurs ; le festival Partir en Livre…
Mais il faudrait une prise de conscience générale pour mettre en exergue les bienfaits de la lecture chez les enfants notamment en matière de concentration, d’imagination, d’empathie, de développement du langage et du cerveau. Je considère que la lecture est une question de santé publique, mais c’est collectivement, par la mobilisation de l’ensemble de la société que nous pourrons œuvrer durablement pour l’avenir de nos enfants !
J’ai rencontré récemment la pédiatre Leïla Guinoun, qui a publié l’ouvrage « Prévenir les inégalités et la violence chez l’enfant » et qui prescrit une ordonnance culturelle aux parents d’enfants de moins de trois ans. Pour cette pédiatre formée aux troubles des apprentissages, les apports culturels à cet âge sont aussi essentiels au développement des enfants que le boire et le manger.
Les Réseaux Sociaux sont également devenus incontournables dans la communication, comment les utilisez-vous pour faire valoir vos actions et toucher vos publics ?
Nous nouons des partenariats avec des journalistes et des influenceurs qui proposent des contenus de qualité sur les réseaux sociaux (comme la journaliste créatrice de contenus littéraires Jeanne Seignol, mieux connue sous le pseudonyme @Jeannotselivre) et qui nous permettent de toucher les jeunes. Nous animons aussi nos propres comptes sociaux, en diffusant des conseils de lecture, des portraits d’auteurs, des idées de sorties autour du livre…
Une autre technologie prend de plus en plus de place dans notre vie de citoyen, dans les entreprises, c’est l’Intelligence Artificielle (IA) pensez-vous qu’elle présente des risques pour la chaîne du livre ?
Dès la mise en ligne de Chat GPT, nous avons réuni, au CNL, des spécialistes du sujet, très conscients des inquiétudes qu’il pouvait générer chez les professionnels de la chaîne du livre.
L’année dernière en mars, nous avons accueilli au CNL deux tables rondes pour immédiatement s’interroger sur l’impact de l’IA sur la chaîne du livre, et aussi en septembre, dans le cadre du festival Extra ! organisé par le Centre Pompidou. Nous avons également organisé à la foire de Brive, la grande foire qui clôture la rentrée littéraire, une table-ronde avec les professionnels pour faire un point d’étape sur les impacts de Chat GPT et de l’IA pour les professionnels du livre en se demandant quelles réponses réglementaires et juridiques nous pouvions apporter.
Comme l’a dit la ministre de la culture, la propriété intellectuelle et le droit d’auteur doivent être préservés. En ce sens, le CNL a modifié ses règlements afin de protéger les auteurs et traducteurs.
Quels sont les prochains défis à relever dans votre domaine ?
Ils sont nombreux et le CNL, avec ses équipes, est prêt à les relever : la concentration éditoriale, la diffusion du livre français dans l’espace francophone, le livre d’occasion, l’érosion de la lecture, l’Intelligence artificielle.