Entretien avec Eric Garandeau
Entretien avec Eric Garandeau, réalisé par Milvia Pandiani-Lacombe
Eric Garandeau, a un parcours professionnel riche d’expériences diverses au plus haut niveau dans le domaine culturel. Cet Inspecteur général des finances en disponibilité, qui se distingue par son empathie et sa créativité foisonnante, a notamment été Conseiller culture au cabinet du Président de la République, Président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) avant de créer sa société de conseil Garandeau consulting.
En 2019 le Maire de Nice, le charge de la renaissance des mythiques Studios de la Victorine qui célèbrent leur centenaire. Eric Garandeau est également un musicien confirmé, créateur avec David Grimal de l’ensemble musical Les Dissonances, et auteur d’un premier ouvrage, drôle et brillant, Tapis rouge publié chez Albin Michel.
La culture est le fil conducteur de votre parcours, quels sont vos domaines privilégiés ?
La musique pour commencer : j’ai eu la chance d’en apprendre la grammaire et la poésie et j’ai certainement une approche musicale de la vie - tout est musique en ce monde même quand cela vire à la cacophonie, c’est sans doute un effet de l’entropie décrite par Carlo Rovelli dans ses ouvrages… Quand je filme ou j’écris je cherche encore la musique et c’est grâce au piano que je peux « pianoter » à la vitesse de la voix sur un clavier d’ordinateur ! La musique unit le plus intime au plus collectif, au plus universel. Avec le violoniste David Grimal, nous avons créé un orchestre qui recrute des musiciens en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Géorgie et même au Japon : une vraie tour de Babel qui produit la plus parfaite harmonie, qui plus est sans chef d’orchestre, même dans le Sacre du Printemps ! Cette forme étonnante d’« intelligence collective » est aujourd’hui étudiée par des chercheurs et des spécialistes du management en entreprise.
Le cinéma est ma deuxième passion, j’y suis venu en autodidacte, grâce à la pratique des salles obscures et grâce au Centre national du cinéma. J’ai aussi appris l’architecture en autodidacte, quand il a fallu écrire le premier discours culturel du Président Nicolas Sarkozy dont j’étais le conseiller en 2007 : c’était la réouverture de la Cité de l’Architecture : je fais aujourd’hui partie de son conseil d’orientation scientifique, mais à l’époque je savais à peine lire le fronton d’une église ! Dans ce discours, le Président annonçait le lancement d’une consultation sur le grand Paris confiée à dix grands architectes urbanistes, il fallait rêver le Paris post-Kyoto, et nous avons construit un projet mobilisant plus de 1000 experts, artistes, économistes, urbanistes, tous réunis dans l’Atelier international du grand Paris. Il y avait des architectes urbanistes italiens fameux, dont le regretté Bernardo Secchi, Paola Viganò et Silvia Casi. Hélas les vieux réflexes politiciens ont repris le dessus et l’atelier a été liquidé… Inutile de dire que si les préconisations des architectes avaient été retenues, Paris ne serait pas le cauchemar qu’il est devenu... Il y a eu quand même de belles réalisations, la Philharmonie de Paris notamment, et un nouveau réseau de transports.
Enfin il faut citer le domaine du numérique, une technologie qui transforme tous les métiers et tous les domaines d’activité, pour le meilleur et pour le pire. C’est un autre fil rouge de mon parcours qui m’a conduit à devenir conseil des armées ou du notariat. Il faut apprivoiser le numérique tout en connaissant ses limites. Le père Noël vient de me livrer une platine 33 tours et j’ai redécouvert le plaisir d’écouter des disques vinyles. La chaleur des timbres et des voix est incomparable : rien à voir avec la froideur sèche du numérique. Avec deux amis, un scénariste et un ingénieur, nous avons lancé une start-up nommée GENARIO, pour donner aux romanciers et aux scénaristes des outils d’intelligence artificielle. Jamais un réseau de neurones artificiels ne pourra égaler la capacité créative d’un écrivain, même en absorbant la totalité de la littérature mondiale. Inversement, chaque être humain peut faire le constat qu’il est imprégné de quantités d’archétypes et de stéréotypes. Le pari de ce logiciel est justement de nous aider à nous en écarter quand c’est judicieux, et à mieux comprendre ce que nous venons de créer et dont le sens bien souvent nous échappe…
Que retenez-vous de votre présidence du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et quelles sont les principales actions mises en place en faveur du cinéma et de la Profession pendant votre mandat ?
J’en retiens surtout de belles rencontres avec les agents du Centre, des équipes formidables dont une certaine Milvia Pandiani à la communication ! Et bien sûr les artistes, les cinéastes, producteurs, distributeurs, exploitants. Des gens passionnés et donc passionnants. Le réalisateur et Président de la Cinémathèque française Costa-Gavras m’avait prévenu : dans chaque compartiment de ce grand train j’allais trouver des gens très différents avec des intérêts souvent contradictoires, et il faudrait pourtant que le train continue à avancer ! Je suis fier d’avoir créé l’Aide au Cinéma du Monde avec l’appui du Ministre Frédéric Mitterrand, pour financer des films de cinéastes du monde entier et les aider à accéder aux grands festivals internationaux. Fier d’avoir créé l’aide au développement franco-italienne pour stimuler les coproductions artistiques, et tout aussi heureux d’avoir contribué à la numérisation de 100% des films et des salles de cinéma en moins de trois ans - la plus grande révolution depuis l’invention de la pellicule. Nous avons aussi lancé un grand plan de restauration et de numérisation des films de patrimoine et remis à niveau les cinémathèques en région - de Toulouse à Grenoble, et soutenu le Festival Lumière qui commençait à décoller à Lyon. Nous avons aussi, et c’était vital, obtenu que la Commission européenne valide définitivement les soutiens publics aux industries de l’image, qui reposent sur un principe simple et sain : tous ceux qui tirent des revenus de la diffusion des programmes audiovisuels doivent contribuer à financer la création, qui est le maillon le plus fragile. Si on renonce à cette règle, alors tout s’effondre...en tout cas une grande partie de la production disparaîtrait. Les grands auteurs quant à eux survivront toujours : même persécuté par l’Union soviétique, Andrei Tarkovski a livré sept chefs d’œuvre. En aurait-il livré davantage s’il avait été soutenu au lieu d’être persécuté ? Oui puisqu’il a commencé douze films et n’a jamais pu les finir… douze œuvres qui nous manquent terriblement... Aujourd’hui les CNC et l’Europe doivent relever un défi similaire : apprivoiser les grandes plateformes américaines et chinoises, pour qu’elles produisent et diffusent en Europe des œuvres européennes. L’Europe n’a pas été capable de créer une grande plateforme de vidéo à la demande susceptible de rivaliser avec Apple ou Netflix : c’est triste mais c’est ainsi, malgré quelques tentatives y compris entre la France et l’Italie à l’initiative de Vivendi.
Parlez-nous du programme Women in motion que vous avez conçu pour le groupe mondial du luxe Kering en partenariat avec le Festival de Cannes.
En 2014 le groupe Kering voulait s’engager dans le cinéma au titre de son engagement sociétal, je suis intervenu pour le conseiller et parmi les propositions faites le groupe a retenu l’idée de soutenir les femmes du cinéma. Le groupe français de cosmétiques Sisley avait ouvert la voie avec son programme « Femmes de Cinéma » en partenariat avec le Festival du Film des Arcs qui vient d’honorer en décembre dernier la réalisatrice britannique Sarah Gavron.
Nous avons choisi de miser sur le Festival de Cannes et le programme Women in Motion est né, avec un programme de « conversations » de rôles modèles issues de tous les métiers - productrices, actrices, réalisatrices... et la remise de prix financièrement dotés pour aider des jeunes femmes cinéastes de tous les pays. Ce programme a bénéficié à des jeunes réalisatrices de nationalité syrienne, tunisienne, iranienne… J’ai proposé ensuite la création d’un fonds de dotation inspiré de l’Aide au Cinéma du Monde, un fonds nommé Venus Victrix avec deux VV entrelacés, en hommage au film de Germaine Dulac tourné à la Victorine !
Justement, en 2019 les studios de la Victorine à Nice ont fêté leur centenaire, en quoi sont-ils mythiques ?
La « Victorine » prend sa source en Italie dans la bataille de Rivoli qui a consacré le général Masséna « enfant chéri de la Victoire » selon les mots de Napoléon Bonaparte. Le petit fils du général devenu Prince a construit la Villa Victorine à Nice, vendue en 1919 à un duo d’aventuriers qui ont créé des studios dignes d’Hollywood : Serge Sandberg et Louis Nalpas. En un siècle la Victorine a donné naissance aux plus grands chefs d’œuvre du cinéma mondial : Mare Nostrum, La Roue, Les Enfants du Paradis, La Nuit Américaine, La Main au Collet, Le Corniaud, Bonjour Tristesse, La Piscine, Et Dieu Créa la Femme, Magic in the Moonlight, Never Say Never Again, les films de Christian-Jaque, Georges Lautner… La Victorine a accueilli aussi bien le grand cinéma d’auteur que le cinéma populaire, aussi bien les films français que les films américains ou italiens.
Comment allez-vous mener cette mission qui vous est confiée par le Maire de Nice, Monsieur Christian Estrosi, de les faire renaître ?
Nous avons créé un comité prestigieux qui a approuvé la poursuite de l’activité d’accueil de tournages de films tout en modernisant considérablement les studios et les services. Nous avons beaucoup échangé avec les studios étrangers et notamment avec Roberto Cicutto qui dirige les studios de Cinecittà qui sont tout aussi mythiques ! Nous partageons le même constat et œuvrons selon une stratégie similaire. Nous allons créer un grand plateau de 3000m2, une école et un village de prestataires. La Victorine accueillera des films de cinéma et des films publicitaires, et entend se positionner sur le marché des séries de qualité internationale, en profitant de la proximité du Festival de Cannes et du MIP (Marché International des Programmes), sans oublier la proximité de Monaco et l’idée de nouer des relations avec les autres studios de la Méditerranée dont Cinecittà.
Vous venez de publier votre premier roman Tapis rouge chez Albin Michel, dans lequel les références au milieu du cinéma ne manquent pas. Quelles sont les réactions de vos lecteurs ?
Celles et ceux qui ont lu Tapis Rouge ont passé un très bon moment si j’en juge par leurs retours enthousiastes : je craignais les commentaires de Gilles Jacob, qui a longtemps présidé le Festival de Cannes, mais il m’a comparé à Mark Twain ! Thierry Frémaux, le Délégué général, aussi a beaucoup aimé. Tapis Rouge fait rire, c’était le but recherché, je crois qu’il est atteint et je le dis sans fausse modestie car c’est le résultat d’un long travail sur les personnages, les situations et les dialogues. Je voulais faire rire et bien sûr faire réfléchir par le rire, à la manière de Molière et de son chef d’œuvre, « Tartuffe ou le triomphe de l’imposture ». Ici nous en avons deux puisqu’un imposteur gaffeur du ministère de la culture français croise la route d’une usurpatrice qui n’est pas la reine du Malmantile racquistato de Lorenzo Lippi mais la fille d’un dictateur d’Asie centrale. Oksana Kazimirova a tout pour être heureuse, tout sauf la palme d’or du Festival de Cannes…
Quels sont les projets à venir dont la réalisation vous tient à cœur, et les défis que vous souhaiteriez relever dans le futur ?
En 2020 j’ai quatre objectifs principaux : confirmer la renaissance des Studios de la Victorine en aidant la Ville de Nice à créer un opérateur pour piloter ces studios - avis aux investisseurs ! Et puis lancer la commercialisation de GENARIO ; terminer un deuxième roman et réaliser un premier film, qui sera documentaire et inclura l’ascension d’un haut sommet situé en Chine ; il y a aussi un très beau projet écologique et artistique avec l’artiste contemporain Olafur Eliasson au cœur d’une grande forêt en Touraine ; la présidence du jury en mars prochain du festival Buk de Modène (festival des éditeurs) aux côtés de Francesco Zarzana et de Capucine Lemaire ; j’aimerais aussi développer toujours plus les Dissonances et le festival Côté Court à Pantin (qui accueillera en juin une programmation de films du Nigeria), accompagner de nouveaux projets culturels et numériques… Time (not Sky) is the limit ! Grazie mille.