Entretien avec Luciano Tovoli
Entretien avec Luciano Tovoli, réalisé par Milvia Pandiani-Lacombe
Le Directeur de la photographie a un rôle essentiel dans la réalisation d’un film. Le grand chef opérateur Luciano Tovoli, dont le travail a été distingué par des récompenses prestigieuses, nous parle de son métier et de ses collaborations avec des réalisateurs qui font partie de l’histoire du cinéma européen.
Votre filmographie est riche de collaborations avec les plus grands réalisateurs comme Michelangelo Antonioni, Maurice Pialat, Dino Risi, Francis Veber, Ettore Scola, Dario Argento, Nanni Moretti, Gérard Oury, Valerio Zurlini, Georges Lautner… Quel est le facteur déterminant dans votre choix de travailler sur un film ?
J’ajouterais à cette liste le grandissime Tarkovskij, et en ce qui concerne mes collaborations avec des cinéastes français je soulignerais ma longue collaboration avec Barbet Schroeder à Hollywood, et aussi celle qui date de plusieurs décennies, avec le comédien, producteur et metteur en scène Jacques Perrin.
Dès mes débuts, les cinéastes français m’ont repéré et offert de travailler à Paris qui a été pendant de nombreuses années, avec Rome et Los Angeles, mon triangle classique de travail. Plus récemment, je privilégie Rome et Paris avec quelques incursions en Suisse, à Zurich, où je collabore à une production de films de grande qualité.
Mais c’est la France qui a internationalisé ma profession. Les raisons, je ne suis pas capable de les analyser. Peut-être les réalisateurs ont-ils perçu ma profonde passion pour la langue française que j’avais étudiée à l’Université de Pise !
Venant plus précisément à votre question, Pialat – Veber comme vous le mentionnez, sont effectivement deux cinéastes aux personnalités totalement opposées, mais collaborer avec eux a été un vrai plaisir étant donné leur absolue sincérité vis à vis des films qu’ils voulaient réaliser.
Chaque film est une nouvelle aventure qui exprime la vision du cinéaste. Quelle est la place du Directeur de la photographie dans le processus de création d’une œuvre ?
Le Chef Opérateur ou, dans la définition que je considère plus apte à exprimer l’essence de son travail, l’Auteur de la Cinématographie, a été à côté de la camera dès l’origine avant même l’existence du métier de metteur en scène, et il est encore là aujourd’hui pour continuer à contribuer, avec ses connaissances techniques et son talent personnel, à la création des images, à une forme d’art essentiellement visuelle et déjà pleinement réussie au temps du cinéma muet et en noir et blanc. On pourrait, à l’extrême, considérer l’arrivée du cinéma sonore en 1927 avec The Jazz singer et de la couleur en 1935 avec Backy sharp comme des accidents de parcours !
Le Directeur de la photographie doit souvent faire appel à sa créativité pour répondre à certaines exigences légitimes du réalisateur. Avez-vous connu des expériences particulières dans l’exercice de votre métier ?
Même si le mot “technicien” n’est pas du tout un mot péjoratif, je constate depuis toujours qu’on a tendance à confiner le travail complexe de l’Auteur de la Cinématographie à une compétence purement technique, compétence que l’on peut acquérir en un temps relativement court en oubliant l’intelligence, la culture, le goût et la passion, soit le talent qu’apporte le Directeur de la photographie dans la réalisation de l’œuvre, équivalent à une contribution d’auteur. D’où ma préférence pour cette dénomination “d’Auteur de la Cinématographie” !
Récemment j’ai été sollicité dans le cadre du “Torino Film Festival”, pour animer une Masterclass à l’Université de Turin, avec pour thème l’utilisation du technicolor dans leurs œuvres, par les deux célèbres metteurs en scène anglais, assurément géniaux, Michael Powell et Emeric Pressburger. Eh bien comment avait-on pu ignorer celui qui les a certainement guidés dans leurs parcours technico-créatifs en apportant une énorme contribution au résultat final ? Il s’agit de Jack Cardiff, grand artiste raffiné, connaisseur d’art, et qui donc, de par sa contribution, est le légitime co-auteur du film au même titre qu’un scénariste ou qu’un musicien. Evidemment ma Masterclass a été centrée entièrement sur son travail et pas l’opposé comme c’était prévu dans le programme, et cela à la satisfaction générale du public, frôlant l’enthousiasme !
Vous avez présenté lors de la dernière édition de “La Festa del cinema” à Rome, votre livre sur "Suspiria", le film mythique de Dario Argento. Comment s’est passée votre rencontre avec ce réalisateur et quelle a été votre influence sur la réalisation du film ?
Suspiria est un cas rare car quarante an après sa fabrication, ce film continue à susciter un incroyable intérêt auprès des générations successives de spectateurs. Récemment j’ai remastérisé le film à Los Angeles et à cette occasion un livre “entretien”* a été réalisé dans lequel je raconte tout le processus de création. Mais c’est vraiment difficile de pouvoir résumer ce processus plutôt complexe ici en quelques lignes. Ce que je peux dire c’est que la collaboration avec Dario Argento a été totale surtout dans la volonté commune d’oser sortir des sentiers battus concernant l’utilisation de la couleur dans le cinéma traditionnel. Je pense que l’apparemment inépuisable succès du film dérive justement du fait que nous nous sommes beaucoup éloignés de ces sentiers jusqu’alors parcourus, trop souvent avec un manque de rigueur, et surtout de vision créative, innovante.
Au début de la sortie du film nous avons été accusés du plus mauvais goût mais petit à petit notre effort a été pleinement compris et apprécié partout dans le monde.
Y a-t-il une œuvre cinématographique que vous considérez comme emblématique de votre travail ?
Il n’y a pas un seul film qui puisse être représentatif ou résumer un si vaste parcours qui jusqu’à aujourd’hui a été motivé par la recherche constante de la diversité et, à travers ça, de l’expérimentation. Si c’est pour la couleur ce serait probablement Suspiria d’Argento, pour la comédie Le dîner de cons de Veber, pour l’atmosphère d’abstraction Le désert des Tartares de Zurlini ou pour le reportage social le Journal d’un maître de De Seta. Mais sur plus de quatre-vingt films c’est vraiment impossible d’en isoler un seul qui puisse représenter mon travail. Ce serait en tout état de cause une représentation partielle.
Que vous a apporté la réalisation de votre film “Le général de l’armée morte” coproduction franco italienne de1983, avec notamment Michel Piccoli, Marcello Mastroianni, Anouk Aimée ?
Cette expérience de réalisation qui m’a été suggérée par Marco Ferreri, avec lequel j’avais une grande complicité, a d’abord été motivée par l’envie de sortir, de m’évader pour un moment de mon rôle habituel, et de pouvoir ainsi juger et pratiquer la création cinématographique d’un autre point de vue, puis par la passion et l’amour que Mastroianni, Piccoli et Anouk Aimée avaient pour ce projet et leurs personnages respectifs, en n’oubliant pas le désir commun, surtout le mien et celui de Mastroianni, d’espérer faire connaitre en Italie grâce au film, qui était une adaptation du roman éponyme de Ismail Kadaré, un écrivain jusqu’alors totalement inconnu. Mission pleinement remplie. Après le tournage du film et au fil des années toute l’œuvre d’Ismail Kadaré a été traduite, également en italien et hautement appréciée.
Comment voyez-vous l’évolution du métier de Directeur de la photographie avec l’arrivée du numérique qui a remplacé la pellicule 35mm ?
Précisément en 1979 avec mon maître Michelangelo Antonioni nous avons eu les premiers dans le monde, l’intuition qu’un jour le glorieux cinéma sur pellicule disparaitrait en faveur du “cinéma électronique” comme on disait à l’époque, les mots “haute définition” et “numérique” n’existant pas dans les dictionnaires. Le film Le mystère d’Oberwald adapté de la pièce de Jean Cocteau L’aigle à deux têtes, démontre que nous étions des expérimentateurs visionnaires : une qualité, qui relève souvent de la sphère de l’inconscience, et que je ne retrouve pas suffisamment chez la plupart des cinéastes contemporains. Mais je suis confiant qu’ils arriveront un jour à savourer l’enivrement que peut produire la recherche formelle continue même si cela peut s’avérer une démarche risquée.
Vous participez à des festivals, faites des Masterclass… Est-ce important pour vous de transmettre la passion de votre métier ?
Je pense avoir reçu et continue à recevoir après tant d’années, bien plus que ce que j’aurais imaginé recevoir quand, dans le lointain 1960, je grimpais sur les montagnes de la magnifique Sardaigne avec De Seta pour la réalisation du film en noir et blanc Bandits à Orgosolo qui m’a ouvert immédiatement et très généreusement toutes les portes de la création cinématographique. Pour cela, et depuis pas mal de temps, je ressens l’urgence de transmettre des bribes de mon expérience qui puissent éclairer le parcours de jeunes passionnés de ce métier “d’opérateur cinématographique de prises de vues” comme l’indique mon diplôme du Centro Sperimentale di Cinematografia (école de cinéma construite opportunément dès 1937 juste devant les studios de Cinecittà qui datent de la même époque) et c’est ainsi qu’on appelait cet homme qui tournait la manivelle en chantant une chansonnette qui lui permettait de maintenir une vitesse de tournage à peu près stabilisée autour de seize images à la seconde…
* “ON SUSPIRIA AND BEYOND” a conversation with Cinematographer Luciano Tovoli. Edité par Piercesare Stagni et Valentina Valente
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